L’intensification des guerres, les problèmes du logement, l’avénement des loisirs, l’accélération du temps ont modifié l’approche du patrimoine. À la volonté d’une conservation pure et dure succède progressivement un concept plus souple de réutilisation.
Cauchemars d’habitants ou rêves d’urbanistes, les reconstructions ont été des laboratoires doctrinaux plus ou moins affirmés. La table rase avait dégagé une unité de lieu que les maîtres d’œuvre ont saisie, tant elle leur permettait de poursuivre, au travers de la constitution d’ensembles identifiables, cette obsession d’architecte : la ville comme œuvre. La Reconstruction s’effectua, de ce point de vue, à l’écart du courant moderniste qui sévissait surtout dans les revues et dont l’exercice fut, dans la pratique, peu conduit à l’échelle d’une ville toute entière.
Unité de composition - unité de vocabulaire
Le Havre est toujours cité comme le meilleur exemple d’application de cette théorie des ensembles, confiée aux élèves d’un même auteur, la trame reconstruite allia l’unité du vocabulaire à un gabarit homogène : un portique, une ligne de balcon et trois étages, trame serrée à laquelle peu de bâtiments purent échapper, en raison de l’exceptionnelle cohésion des acteurs : « Grâce à la place tenue par les membres de l’équipe Perret dans les secteurs séparés artificiellement de l’Urbanisme, du Remembrement, c’est-à-dire de la politique d’utilisation du sol, dans la composition architecturale et dans la construction, une conception d’ensemble de l’agglomération (…) a pu créer dans les parties reconstruites un premier essai de ville à l’échelle de notre temps »1 . Les sources classiques de la ville -Le plan de 1541- ne pouvaient que conforter Perret et ses élèves dans cette attitude, qui offrait de surcroît aux habitants de la ville reconstruite une vision réconfortante de son identité. Pareille affirmation d’une doctrine stylistique était, dans l’esprit de Perret et de ses émules, comme pour la plupart des reconstructeurs formés à la tradition académique, l’une des conditions de l’unité. La mise en œuvre de ce principe fut cependant inégalement partagée et les moyens utilisés pour obtenir cette unité ont varié selon les villes. À Saint-Malo, la simple comparaison des plans de la ville, avant et après la guerre, montre qu’on privilégia l’effet de silhouette du rempart pour reconstituer une masse construite à l’intérieur de laquelle l’inventivité typologique et distributive se déploya presque sans contrainte. À Lorient et à Brest, la mise en place d’axes de symétrie a fait reposer sur les seules ressources du plan l’unité de la composition. Elle fut renforcée à Brest par un procédé que le grand classicisme avait déjà mis en pratique dans ses villes neuves : le contrôle des articulations et de l’ornementation de quelques emplacements de la composition, qui permit de laisser aux architectes d’îlots toute latitude pour la composition des immeubles “ordinaires”. C’est ainsi que l’unité de la reconstruction brestoise devait s’appuyer sur les ordonnances respectives de la place de la mairie, des immeubles situés à la croisée des deux axes principaux et d’une place en rotonde qui ne fut pas réalisée.
Remembrement et tracé urbain
Cette résonance, affirmant l’unité de vocabulaire, même si elle résultait en partie de “l’air du temps” stylistique de la décennie, était donc l’un des constituants de l’effet d’ensemble, sans doute le plus visible. Mais son ingrédient le plus efficace aura sans doute été l’homogénéité de la trame foncière résultant du remembrement. Celui-ci permettait d’instaurer une structure urbaine où nul trait saillant ne devait frapper le visiteur. Dans ce cadre, l’alignement, le gabarit, la pratique du prospect devaient agir comme des dispositifs pour faire reconnaître la valeur collective de certaines formes de voies publiques, d’îlots ou de quartiers.
Jean-Baptiste Mathon opéra lui aussi sur une ville close et oublieuse de ses faubourgs, en parachevant une perspective classique que la ville ancienne avait déjà esquissée dans les limites du rempart de Vauban. Il dut cependant tenir compte, davantage peut-être, qu’au Havre, des interventions plus spontanées des propriétaires, par le biais de leur Association syndicale de remembrement. Il permit ainsi la résistance de certaines valeurs du Brest d’avant guerre -découpage foncier, répartition traditionnelle en îlots, valeur du sol. Cette reconduction du parcellaire s’accompagna d’une véritable révolution topographique : l’ensemble brestois résulte autant de la mise à plat du relief que de celle des limites cadastrales, pour lesquelles les reconstructeurs surent tisser une continuité subtile avec la ville perdue. Plus qu’une intervention exceptionnelle et traumatisante, Mathon en appelait, dans sa conférence de 1948, à une régénération du tissu urbain : « Il fallait un plan, car il n’était pas possible, ou du moins il n’aurait pas été sage de ne pas profiter de cette démolition totale, pour apporter des modifications importantes et des améliorations au tracé ancien de la ville qui ne correspondait plus aux besoins nouveaux de la circulation et à ce que les hommes [devaient] trouver dans une cité moderne, faite à la mesure de [leurs] besoins »2 . Il se garda cependant d’un bouleversement qui aurait trop profondément affecté la structure des valeurs foncières.
Même si elle se trouva avalisée a posteriori par l’enchaînement des processus urbains, il faut pourtant se garder de l’idée selon laquelle la reconstruction s’est cantonnée dans l’exercice d’unification de la structure d’avant guerre, en pérennisant le parcellaire et en le restituant à ses anciens propriétaires. L’apparition de la copropriété ouvrait la voie à des ensembles de plus grande échelle et la reconstruction devait comprendre, non seulement, le projet de relogement dans les zones remembrées mais aussi l’édification, à la périphérie, de quartiers de compensation, exutoire de la semi-pauvreté des petits propriétaires et des locataires. La fabrication d’ensembles urbains homogènes eut donc pour corollaire l’exclusion d’une partie, parfois significative, de la population : la densité des quartiers reconstruit fut ainsi abaissée de près d’un tiers. Hors du champ de la reconstitution des biens détruits, les reconstructeurs expérimentaient là d’autres outils juridiques et formels avec la mise en place des ISAI, immeubles préfinancés et quartiers de compensation, autant de satellites préfigurant les futurs “grands” ensembles.
Patrick Dieudonné
Université de Bretagne occidentale, Institut de Géo-architecture.